Yatim déambulait comme un fou dans la ville en cette journée de décembre. Il avait l'impression de marcher au milieu des décombres. Oui, des ruines respirant tristesse et désolation desquelles la vie avait déjà fui. Il n'y avait que des ombres chinoises ou autres, mais certainement pas arabes. Ceux-ci ne disposent que de vestiges à léguer à la postérité par-delà l'histoire sombre qui se fait à leurs dépens, autour d'eux et sans eux.Les Arabes ne savent que pisser sur du sable pour ne laisser aucune trace de leur passage dans ce désert mental où ils excellent en ermitage. Depuis cette fameuse soirée où les Yatim offrirent un copieux repas à leurs amis, Yatima ne reconnaissait plus son mari. Cela faisait plus de deux mois déjà. Pourtant, les choses n'avaient point avancé. Pires encore, elles ne faisaient que péricliter. Yatima pressentait quelque mauvais présage pour son ménage qui risquait de faire banqueroute à tout moment. Malheureusement, elle ne se sentait pas de taille à redresser la barre. La « maladie » qui taraudait son homme de son intérieur était profonde, sournoise et pernicieuse. Elle le voyait se consumer sans pouvoir agir d'autant plus qu'elle ne comprenait ni ses problèmes ni ses inquiétudes.Ah ! Comme elle aurait aimé déchiffrer tous ces mots qu'elle trouvait, chaque jour, alignés sur un tas de feuilles éparpillées sur le bureau. Elle n'avait jamais dérangé ce désordre de peur de brouiller un ordre déjà établi. Elle faisait semblant d'épousseter et de nettoyer puis sortait triste et désolée.Il avait noté quelque changement dans la conduite de sa femme, mais pas au point de s'en alarmer. Toutefois, il la comprenait, lui donnait raison. Cependant, alors qu'il marchait tel un automate huilé et remonté, son esprit butait quand même sur les premiers instants de leur rencontre, de leur union. Il y avait quelque chose de beau qui flottait dans la brume de son cerveau charcuté : son sourire timide la toute première fois où il parla à ses secrets. Ce sourire-là, il l'avait accroché à la hampe de son âme comme un inaltérable drapeau.Il va sans dire qu'il l'adorait, mais la concurrence s'annonçait rude par les temps qui couraient. Il aimait tout ce beau monde accroupi au fond de son cœur et dans les moindres plis et replis de son être meurtri. Depuis, les événements tragiques d'Algérie, il ne cessait de vivre dans sa chair une souffrance infinie. Cela continuait avec les déboires du printemps arabe qui le broyaient à chaque instant que Dieu faisait. C'était hallucinant ! Des pays dépourvus de toute constitution tiraient les ficelles des révolutions arabes. Si le printemps était vrai, il aurait dû fleurir dans ces autocraties.La ville ne ressemblait plus à rien. Même les gens aussi anonymes que ténébreux ne représentaient plus rien à ses yeux qui ne voyaient que les débris du temps affichés en manchettes, à la une des journaux. Seul l'emblème de Yatima arrivait à aérer ses idées qui l'étranglaient en occasionnant un embouteillage immense au rond-point de son cerveau. Celui-ci ahanait pour surmonter la faillite mentale dans laquelle l'enchaînaient ses pensées.Il marchait, l'esprit déconfit, ne sachant où mettre les pieds pour fuir la réalité qui ne cessait de le rattraper. Il errait à travers les méandres du fleuve de ses réflexions en furie qui emportait tout sur son passage ne laissant que la trame de sa femme solidement ancrée dans le sable mouvant de sa pensée. Il luttait contre lui-même pour ne pas s'avouer vaincu devant la calamité odieuse de tout un monde déliquescent. À chaque pas, il s'enfonçait dans une tristesse infinie, aussi profonde que le malheur qui frappait sa belle Syrie. Toutefois, il ne perdait nullement espoir malgré le rouge de tous les indicateurs. En dépit des ténébreux nuages, il croyait dur comme fer à une probable éclaircie. C'était une question de foi et Yatim était un véritable croyant.