Chaque fois que Mourad voyait ces mirages, son esprit opérait cette introspection où inévitablement il trébuchait sur la bâtardise du système qui continuait à le broyer. « Le chamelier s'était emparé de lui ; il avait senti quelque chose le parcourir, mais sans toutefois arriver à la définir. Il faisait rouge autour de lui. Vert et rouge, tel était le paysage qui se collait à ses rétines et qui vrillait son cerveau marchant au ralenti. Son cœur et sa gorge le brûlaient. La salive avait déserté sa bouche et ses lèvres séchées comme deux feuilles de tabac ne répondaient plus à ses injonctions, tellement la gerçure les endolorissait. Mourad savait que ce n'était qu'une question de temps, avant que la mort ne vienne le faucher. Il la devinait autour de lui. Il la sentait dans les parages, ceux-là mêmes qui maintenaient ses cotes encore capables d'entretenir son cœur, qui continuait en dépit de tout à battre. Ces instants de folle survie s'inscrivaient en ocre dans sa mémoire devenue soudain ténébreuse et défaillante, au rappel de ses parents. Son corps se soulevait par moments et sa tête que l'on relevait par instants lui faisait affreusement mal.Une douce fraîcheur humecta ses lèvres qui frémirent pour happer les quelques gouttes précieuses que le R'gueibi leur distillait ; son cœur et sa gorge le brûlèrent de plus belle. Il fit un effort pour demander un peu plus d'eau, mais sans réussir à formuler un mot. Tout au plus, il maugréa quelques bribes incompréhensibles qui lui tordirent la bouche. Il se tut malgré lui.Encore quelques gouttelettes...L'espoir prit le train de la reconquête du terrain de l'existence, sans pour autant lui offrir le billet d'un retour heureux vers ses berges rassurantes. »Mourad se souvenait du Targui au corps chétif qui se démenait avec une patience indéfectible pour le ramener, à quai, à la vie, sain et sauf. Il revoyait son petit visage qu'ornait une barbiche tout près du sien quand il le saisit à bras-le-corps pour le soulever. Il l'observait s'appliquer sur lui, à l'aide de ses mains rugueuses, avec une dextérité remarquable. Lentement, la vie reprenait possession de son être et il retrouva la notion de l'espace et du temps. Frôlant les portes de l'enfer, il ressuscitait au bout du calvaire.Les deux hommes étaient presque arrivés à leur destination, mais ils continuaient à marcher tout en demeurant silencieux. Farid, par tactique, ne voulait aucunement entamer la discussion sur le fameux sujet tant qu'ils n'auraient pas atteint leur place habituelle. Il sentait aussi que son ami avait besoin de temps et de silence pour ressasser ses idées. Il était loin de se douter que son compagnon vivait un souvenir intense, un enfer par ricochet naturel interposé. Cela accommodait fort bien celui-ci qui déroulait à son aise, en rétrospective, tout le film de sa première et grande détresse.Le sol craquant toujours sous leurs pas indolents, ils atteignirent le vieil arbre qui était le témoin de leurs conciliabules et de leurs chuchotements, le seul détenteur de tous leurs secrets partagés. Il était aussi le garant de leur amitié, le gardien de leur temple et de leur royaume qui n'avait d'autres limites que celles que leur dictaient leurs esprits soumis au diktat de l'autocensure. Ici, ils pouvaient tout se dire sans crainte, sans le moindre interdit. Cependant, ils ne le faisaient que partiellement, car il y avait ce gendarme caché, sous le manteau gris de leurs méninges essorées, qui veillait malgré eux à la bonne tenue du discours. Conscients, ils se savaient conditionnés par les rudiments d'une école hypocrite et hautement partisane ; ils traînaient toujours en eux les séquelles d'un avilissant apprentissage.Des corbeaux emplissaient les quelques acacias de points noirs. Ils se détachaient dans le ciel comme des fruits exotiques en fin de saison. De loin, on pouvait aussi observer leur bal quand il leur arrivait de prendre les airs.