Il croyait trouver sa fille ainsi que sa femme dans la cuisine, à l'heure du dîner. Il n'était pas dans ses habitudes de saluer d'emblée la maisonnée de cette façon, mais ce jour-là était particulier. Quand l'aigle est blessé, il revient vers les siens, disait la chanson et Rachid avait un gros souci sur les bras ; il l'avait traîné toute la journée sans parvenir à dissiper quelque peu ses effets ; il pesait toujours sur son cœur en l'empêchant de voir clair. Il avait vadrouillé à travers les flots incessants peuplant la cité jusqu'à ce qu'il sente les lamentations de ses pieds. Il avait sillonné presque tous les quartiers, noyant sa peine dans le brouhaha continu de la ville que l'indifférence rendait impersonnelle et plus anonyme. Il découvrait finalement une agglomération qu'il n'avait jamais pris le soin de connaître auparavant. Il y passait le clair de son temps sans jamais aller au fond ; il ne faisait que la survoler. Cependant, en quittant le café et en abordant la première rue, il se sentit horriblement seul, malgré toute la cohue. Pendant qu'il marchait, il avait l'impression d'être un étranger nouvellement débarqué parmi tous ces gens qui ne lui accordaient aucun intérêt. Il suivait la foule dans le dédale houleux des artères, sous l'emprise fâcheuse de son esprit anxieux où des idées ténébreuses tréfilaient déjà la vie. Rachid était seul. Acculé dans sa propre entité, il nécessitait une assistance urgente ; il avait besoin d'une retraite et cette ville ne lui offrait aucune possibilité ; elle était aveugle et son regard éteint n'était pas pour lui éclairer le chemin. Cette cité était devenue fade comme la salive qu'il avait au fond de la bouche, au relent de la cervelle moisie qu'il avait emportée dans sa mémoire.Tout en marchant, il entendait les propres battements de son cœur résonner dans son cerveau comme les pas instables d'un impotent qui s'enfermait parmi ses idées difformes et désastreuses. En parcourant les rues à l'aveuglette et sans but évident, il essayait en fait de semer ses réflexions et de s'en défaire, avant de regagner son lit douillet où il retrouverait sa femme chérie qui lui manquait terriblement. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu à son égard la moindre pensée. Mais la hantise sévissant dans son âme que torturait le cliquetis d'une paire de menottes manipulée par un bébé écrasé contre la quatrième page d'un journal la lui rappelait, en cet instant crucial. Le soutien et la confiance de sa femme lui étaient nécessaires. Il avait grandement besoin de se confier, de se vider, pour faire de l'espace autour de son cœur qui manquait d'air, et de son esprit qui butait contre un mur opaque où était accroché le scalp d'un chérubin. Cette image l'accompagnait sans relâche en l'intoxiquant tout doucement, car elle avait été fixée définitivement par ce minus qui n'avait trouvé que ce moment pour lui annoncer la mauvaise nouvelle.Tout se liguait contre lui. Le temps, ses amis, ses connaissances et ses ennemis, tous se mettaient de la partie pour lui empoisonner la vie. Les terroristes, les journalistes, les maquignons, les autorités et son propre argent se retournaient contre lui, tous à la fois, sans lui donner l'occasion de souffler. Il fallait trouver la parade et sans plus tarder. Quant à cette grue de Nadia, il devait lui tordre le cou. Comment avait-il pu s'acoquiner avec elle, avec cette insouciance et cette confiance aveugle ? Il aurait dû faire plus attention à ses fantasmes et à ses amusements. Se pouvait-il que tout le monde soit au courant de ses évasions et de ses historiettes à la con ? Le difforme avait été évasif et imprécis dans ses propos, mais c'était largement suffisant pour que Rachid comprenne exactement de quoi il en retournait. Et si sa femme savait, elle aussi ? Et si elle était informée au sujet de ses accointances avec les réseaux terroristes ?